> Les Chaises

 
1888-vincent-van-gogh-la-chaise-de-van-gogh-huile-sur-toile-93x73-cm-londres-national-gallery

J’ai pleuré en dormant. Cette chaise est tombée bien à propos. Depuis deux ou trois mois, c’est la première fois que je me trouve préposé si longtemps à une chaise. Ma grand-mère avait placé d’avance la chaise sculptée sous la fenêtre et s’était sans doute rassise, de sorte que, lorsque je paraissais, j’étais toujours attendu. Au fond de cette chaise matelassée, continue une soirée sinistre que j’aurais craint d’imaginer et qui consiste, l’oreille tendue, à attendre que la porte s’ouvre. Assoupi dans ma chaise boiteuse, accablé que je suis par les veilles, je les revois toutes les deux, elle et ma sœur, assises devant moi, de moitié sur la même chaise à cause de l’exiguïté du logis, se tenant la main et me regardant avec leurs yeux attentifs. Je me lève d’un coup, me souvenant que j’étais assis il y a peu, avec à mes pieds le chien, déjà très vieux, qui sommeille à demi sur sa chaise près des carreaux par où filtre la nuit. Autrefois, en entrant dans le salon, j’avais soin avant tout qu’une chaise fût placée pour grand-mère un peu à côté de la mienne. Le chien se tient immobile sur sa chaise basse qui ne l’inspire guère. Je sens son regard me suivre, d’un regard qui ne me rassure point. Les chaises même, trop bien rangées autour du salon, commencent à m’inquiéter, à cause de leurs grandes ombres mouvantes. Je me souviens qu’enfant, je m’asseyais près du feu sur une chaise recouverte d’un mauvais coussin dont la taie était sortie d’un jupon, placée là à mon intention, pour passer l’heure toujours un peu pénible, un peu angoissante entre chien et loup. Après tous les sauts de ces dernières journées, cette heure grise m’immobilise. Je place une chaise en face de moi sur la table à qui je peux m’adresser. Je l’ai brusquée en arrivant et, machinalement, l’ai traînée derrière moi. J’ai l’œil inquiet, guettant les moindres changements dans la forme des ombres, surtout du côté de la porte entrebâillée sur l’escalier obscur. Depuis que la nuit s’est épaissie, je songe à ma grand-mère, l’imaginant avancer sa chaise tout près de moi pour que je sente sa protection. Elle enlevait sa robe de chambre avec la lenteur distraite d’une femme qui rêve et qu’elle jetait au hasard sur un accoudoir. Je prends la chaise destinée au notaire avec l’intention de l’offrir à quelqu’un qui arriverait. Puis je la porte un peu en retrait, la changeant violemment de place et m’assieds en tournant le dos au mur. Attablé, je passerai bien mes jours sur cette chaise à noircir du papier. J’imagine grand-mère passer la tête par la fente du rideau et demander une chaise qui passerait de main en main au-dessus des têtes d’une foule de gens. Grand-mère la prendrait, non sans m’avoir envoyé de loin un baiser. Je revois mon grand-père qui, surgissant du dehors, se mettait debout sur une chaise, ou à cheval, les bras croisés, les cheveux en bataille et la moustache hérissée pour jouir commodément du point de vue. En face du portrait de grand-mère, me balançant sur la chaise, avec une autre devant pour mes pieds, je fume pipe sur pipe sans détourner les yeux d’elle une seconde, craignant de laisser échapper quelque révélation qu’elle aurait tue jusque-là. L’envie me prend de demeurer debout de crainte que quelqu’un n’eût l’idée de se familiariser assez avec moi pour s’asseoir en ma présence. Puis je m’abandonne peu à peu sur une chaise ordinaire et finit, les yeux à terre, par m’assoupir dans le courant d’air frais, pendant que les autres prennent sans doute le repas. Me réveillant, je vais m’asseoir sur une chaise vacante près de la fenêtre et reste silencieux quelque temps, secouant la tête d’un air triste, comme il convient dans une maison où il y a un deuil, parce que je suis sincèrement chagriné. Bousculant une chaise qui tombe, j’en prends une autre, pense à m’asseoir, change d’idée, et la fais tourner sur un pied. Je me traîne jusqu’à un tabouret que j’enjambe ; puis je tourne autour en me demandant par où le prendre pour en tirer une parole humaine. Je ne peux me lever ; la voix me manque avec les larmes. Je reste dans cet affaissement, dont je ne sortirai que pour replacer la chaise sous la table et me rendre dans la chambre où finalement je m’assiérai par terre.
 
 
Vincent van Gogh
La Chaise, 1888
Huile sur toile, 93 x 73 cm
Londres, National Gallery