Est-ce la bienveillance ou l’hostilité qui m’attendrait là bas ? En partant le soir de Paris, j’arriverais à Cordes tôt le matin. L’arrêt du train en gare de Toulouse me ferait prendre la correspondance. Qu’aurais-je précisément à l’esprit au moment où je changerais de quai ? Je parviendrais à Vindrac par la micheline rouge et de là, je toucherais presque au terme de mon voyage. De mauvaise humeur parce que les hirondelles s’envoleraient vers leurs quartiers d’hiver, je déambulerais entre les flaques d’eau ; là encore, le temps serait à la pluie : à chaque fois que je vais à la campagne, je m’imagine qu’il y fait beau et il pleut. Qui plus est, ce serait à la Toussaint, avec ses homélies de circonstance.
Il y aurait toujours le même banc sur lequel siège le tribunal des vieilles peaux ; la même esplanade dans son enceinte de platanes où se savent maîtres pigeons et chauffeurs de taxi ; le même troquet qui fait la nuit sur les nouveautés ; les mêmes commères fortes en gueule et l’amicale bouliste sous le boulodrome couvert. Je me rappelle avoir dit au curé du bled d’Évangeline, tandis que nous devisions de sorcellerie, que tout anxieux est plus ou moins un possédé.
Des cantonniers, qui sentent un peu plus les choses qu’ils ne les raisonnent, ratisseraient les feuilles sur le parking et nul n’aurait grand intérêt à les tirer de là. L’un d’eux, à l’abri du crachin, sous la guérite de l’arrêt du car, me lancerait en parlant du temps maussade : «Eh, c’est le tambour des crapauds !» Dénicherais-je une boutique pour offrir quelque chose à Évangeline et obtenir ses bonnes grâces ? Tout risque d’être fermé en ce jour des morts et, sans cadeau, il me faudrait alors lui laisser terminer ses phrases. Le ciel jaunâtre provoquerait en moi une légère surexcitation et d’un cran je desserrerais la ceinture qui me comprime le ventre en pareille occasion. Aurais-je l’âme suffisamment habitée pour garder l’incognito ?
Je prendrais le car au capot fumant, aux sièges inoccupés car nul à l’intérieur n’a de sûreté, dont l’itinéraire le fait passer inévitablement à côté de l’église qui sonnerait le glas où un cortège processionnerait en direction du cimetière. Les gens, courbés par un vent trop fort, viendraient fleurir les tombes, remplaceraient la bimbeloterie cassée et placeraient leurs chrysanthèmes sous la protection d’un buste de Sainte Barbe parce qu’ils le considèrent comme un paratonnerre contre la grêle.
J’imagine qu’Évangeline m’attendrait depuis l’aube et ses yeux de jais seraient embarbouillés de cette invitation. Je me demanderais une énième fois pour quelle raison elle me fait venir la voir, alors que tout de la vie conspire à nous éloigner l’un de l’autre. Il m’est difficile de rompre avec l’image que j’avais de moi à cette époque où mon entourage s’efforçait de me convaincre que j’étais incapable de penser par moi-même. Il me faudrait refluer vers ces moments, lui dire que j’ai changé, que le monde en moi, comme il va, s’est métamorphosé.
Le car me laisserait au bord de la départementale en déversant son huile noire. Je marcherais vers la ferme d’Évangeline et décèlerais peut-être une embellie dans ce ciel où tout s’affadirait en grossissant mes infirmités de randonneur occasionnel. M’arrêterais-je à chaque croix de rogation comme en pèlerinage ? Qui sait si mes actes ne seraient pas déterminés à l’avance par quelque chose qui me resterait caché ? À l’embranchement qui relie deux chapelles, je verrais la croix sur laquelle est gravé un serpent et qui marque le souvenir d’un événement survenu dans un hameau alentour, parce qu’une vache qui, ayant eu une couleuvre enroulée autour de ses pis, avait été exorcisée de justesse par le curé. Mais il serait temps que j’arrive, car je me plaindrais d’une semelle qui prendrait l’eau. Je ressemblerais à un pigeon qui, loin du colombier d’où il a été lâché, saurait démêler le chemin du retour. Plus que jamais, il me faudrait de l’obstination pour éviter les bas-côtés bourbeux de ce paysage plus rempli de bosses qu’une armée de chameaux. Qu’adviendrait-il de moi si je me retrouvais à la ferme, cloué au lit à cause d’une sale grippe, convalescent parmi les épouseurs, la famille d’Évangeline ?
À mi-chemin, parce qu’aucune autre voie ne m’est concevable, je ralentirais ma progression parce qu’un chasseur me ferait signe de marcher en faisant moins de bruit. Que me resterait-il si ce n’est d’arriver à la ferme et de courir après le reflet d’un passé dont je n’ai cure ? En aboyant un chien rendrait presque inhumain ce coin retiré où j’irais me perdre. Je me rappelle de cette femme qui portait le deuil d’une manière spectaculaire, parce que son fichu lui enserrait la tête si étroitement que je n’apercevais qu’un œil. Enfin, aussi longtemps que ma volonté pourrait soutenir cet effort, je concentrerais mon odorat sur l’odeur des glycines trempées. Et je reconnaîtrais le four de la ferme, son lavoir et le pigeonnier qui fait l’orgueil du maître des lieux.
Mon seul tort serait de critiquer les cousins en vareuses et d’apparaître différent d’eux. En frappant à la porte, j’aurais un trac que rien ne peut décrire et je décrotterais mes chaussures sur le morceau de ferraille scellé à cette intention. Sur des treillis à claire-voie seraient posés des paniers de châtaignes. D’où cette énigme qu’on m’avait conté : «Qu’est-ce ? À père grand, mère rude, chemise noire et enfant blanc ?». C’est la châtaigne !
L’aide-ménagère m’ouvrirait et ses premiers mots évoqueraient la pluie. Sans doute avait-elle vu la veille la lune bouchée dans son halo. Je m’étonnerais de la revoir, la croyant mariée à un pétrisseur d’argile qui parcourait la campagne en louant ses services pour la durée d’une saison. En entrant, je faillirais me cogner aux jambons suspendus à une poutre enfumée. Je me souviendrais de cette impression de délivrance quand, le jour de ma rupture avec Évangeline, je m’échappai par cette porte.
La vieille centenaire serait toujours assise dans un coin de l’âtre, sur une chaise au cannage affaissé, les mains croisées sur un rideau de guipure ancienne. Elle dormirait en plein fracas de bataille casserolesque et serait capable de se réveiller à cause d’un silence subit. En ce jour des morts, elle parlerait des disparus, du nom bizarre des maladies qui les auraient arrachés à la vie. L’aide ménagère me servirait une vieille prune, rangerait la bouteille la tête en bas et continuerait à délustrer un tablier à fer chaud. Devançant ma prévisible question, elle dirait qu’Évangeline serait à la messe ou ailleurs. Mais qui donc serait renseigné si celle-là l’était mal ? Elle me décrirait la manière qu’avait Évangeline de se recueillir quand elle est prise d’un hoquet récalcitrant, le nez fourré dans son missel. Même débit et même ton qu’autrefois. Elle évoquerait le pouvoir du curé sur les sorciers, me sommerait de répondre si je savais ce que les curés portent sous leur soutane. Je feindrais de rire en toussotant, évitant de prendre la place que j’avais à table, ni celle en bout, réservée au chef de famille : un siège où il avait les fesses bien calées dans un coussin recouvert de moleskine et rempli de fougères à cause des chats pour éviter que les puces n’y trouvent refuge.
Je devinerais mon ombre quelque part, une empreinte de moi plus vivace que jamais, celle des gens qui sont partis en oubliant leur double, qui vous immobile d’effoi, vous assaille tant la ressemblance fantomatique avec la vôtre paraît réelle, tel un spectre dans un conte de nourrice. La matinée passerait avec l’aide ménagère en dialogues insignifiants. Elle relèverait une manche pour me montrer son mouchoir noué sur des «secrets». Quand elle s’arrêterait de rire au nez des bancales, des laides battues par leurs maris, dont la démesure la trahirait de plus de défauts qu’elle n’en a, j’entendrais le bruit d’une bicyclette et surgirait dans la cuisine un cousin d’Évangeline. Il me serait difficile de savoir s’il me regarde dans les yeux ou s’il m’oblige à regarder par terre. Son comportement était réglé à cet égard par le curé qui conseillait à ses ouailles de ne jamais fixer le regard de quelqu’un, mais de le regarder plutôt à la racine du nez. Le cousin disparaîtrait aussitôt à l’approche de Moïse, le père d’Évangeline.
Tout se heurterait dans ma tête. En dépit du temps, il apparaîtrait la poitrine débraillée. Il jetterait son chapeau trempé sur la table en guise de salut comme si j’allais lui tendre une main molle. La face contre la porte vitrée qu’il considérait comme un poste de guet idéal sur tout le domaine, il dirait qu’il lui faut retourner la luzernière et qu’enfin «les citadins ont de la chance !». Il ne détendrait pas son visage d’un demi sourire. «Je vis comme un païen !», dirait-il parce qu’on serait dimanche. Et il se draperait aussitôt dans son personnage d’homme harassé. J’attendrais son bon vouloir, qu’il veuille bien m’informer où est passée sa fille. Devant son silence, j’imaginerais le pire, qu’on me convoque pour assister à ses funérailles. Arriverais-je trop tôt ou bien trop tard ? M’aurait-elle légué une parcelle de terre en friche ? En fourrant sa main caleuse dans une poche, Moïse tâterait son argent en m’invitant à le seconder comme jadis pour traire ses vaches. Sa grange était avec Évangeline le prétexte à nos disparitions soudaines. Le savait-il ? Que de gestes inutiles j’accomplirais tout en sachant que ça ne m’avancerait à rien. En faisant l’éloge de son Bergerac, il critiquerait mon tabac, «que je finirais par n’en plus sentir le goût !» Il finirait par me dire qu’Évangeline serait chez le sorcier, en me mettant en garde contre le diagnostic des médecins. Peut-être serait-elle enceinte ? Sa mère me la ferait épouser avec des arguments que Moïse saurait défendre en me tenant en joue avec son fusil. Évangeline, serait-elle condamnée par un cancer de la peau dû à des expositions trop prolongées au soleil ? Sa mère me jetterait mes lettres d’amour à la figure, un supplice que j’endurerais sans une plainte. Derrière ma gaucherie, j’en serais réduit à formuler toutes sortes d’interrogations. De toute façon, ce serait quelque chose d’imprévu qui me ferait découvrir le pot aux roses.
Quand il me faudrait prendre un semblant de décision, me lever en faisant supporter mon poids au parquet qui grince, je ne la reconnaîtrais pas, mais ce serait elle. Évangeline bégaierait comme à chaque rendez-vous du tonnerre et de l’orage et j’en oublierais que je pourrais fuir par cette porte dont les battants claqueraient en signes d’encouragement.
Non, je n’irais pas !
© Hervé Bonhouvrier - Évangeline